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peu et en prend son parti sans voir d'ailleurs une leçon de prévoyance. Suivant lui, l'avenir est un mot vide de sens: il ne conçoit que le présent. Avec quelques soins, il pourrait s'assurer une subsistance abondante et se faire une situation comfortable; mais il pense que ce serait acheter tout cela trop cher, ou plutôt il ne pense pas il vit au jour le jour, il s'amuse, il rêve, il végète, et ne se trouve point malheureux. N'ayant aucun but arrêté, il gaspille sa vie avec l'indolence d'un enfant.

» A côté de lui, l'Américain se lève tous les jours régulièrement à la même heure; pas avant le jour, mais juste à temps pour se mettre au travail, qu'il ne quitte plus de la journée, sauf les quelques minutes rigoureusement nécessaires pour prendre ses repas. Grave et réfléchi, il travaille avec zèle, assidûment, silencieusement. Pour lui, le travail a un but invariable, celui de faire ou d'augmenter sa fortune et d'accroître indéfiniment son bienêtre. Et non-seulement il ne perd pas un moment, mais il travaille encore avec intelligence et s'approprie avec une merveilleuse facilité toutes les méthodes susceptibles d'augmenter la production en quantité et en qualité. Dans sa prévoyance éclairée, il ne néglige aucun détail, ne laisse rien au hasard, et force en quelque sorte la fortune à se déclarer pour lui.

>> Son aptitude à toute espèce de travail est d'autant plus grande, d'ailleurs, qu'il ignore ce que c'est que la routine. Il veut connaftre toutes les méthodes, mais pour se servir de la meilleure. Hors de l'enceinte des chambres législatives, l'autorité des précédents est absolument nulle pour lui: les usages ne sont jamais admis qu'à titre de renseignements. En politique même, ce qui se fait ailleurs ne le touche point; car il croit, et non sans raison, constituer un peuple exceptionnel auquel ne sauraient s'appliquer des faits basés sur un tout autre ordre d'idées. >>>

On doit aisément concevoir quelle influence doivent exercer ces qualités sur la prospérité d'un peuple. Pour les nations comme pour les individus, il n'y a qu'un moyen normal de faire fortune, et ce moyen c'est le travail. Or, le plus laborieux, celui surtout qui travaille avec le plus de force, d'intelligence et d'énergie, doit naturellement avancer beaucoup plus rapidement que les autres dans la voie de la richesse.

II.

LIBERTÉ D'ACTION.

Rien ne contribue à provoquer l'activité humaine, et à lui faire porter tous les fruits dont elle est susceptible, comme la parfaite liberté d'action. En général, on ne fait vite et bien que ce que l'on fait avec plaisir. Par conséquent, plus une population jouit pleinement de cette liberté, mieux les aptitudes se développent, se répartissent, se classent, et plus le travail devient attrayant, et partant productif.

Or il n'est pas un pays au monde où il se trouve si peu de restrictions à l'activité humaine qu'aux États-Unis. Au point de vue industriel comme au point de vue politique, c'est bien le pays de la liberté par excellence. Nulle entrave, nulle formalité de police pour aller d'un point à un autre; on part quand on veut et comme on veut, sans éprouver jamais, de la part de l'autorité, aucune perte de temps: nul gendarme qui vous demande un passe-port, nulle barrière à l'entrée des villes qui vous contraigne de vous arrêter pour montrer vos effets. A d'insignifiantes exceptions près, toutes les professions sont ouvertes à tous point de professions privilégiées par limitation de nombre, c'est-à-dire point de priviléges en faveur des riches, point de monopoles. Même pour les professions savantes, que l'on ne peut exercer sans un titre qui présente au public une garantie d'aptitude, il suffit, pour obtenir ce titre, de prouver sa capacité au moyen d'un examen, sans qu'il faille établir que cette capacité a été acquise d'une manière déterminée. Et cela est parfaitement rationnel; car qu'importe au public le moyen employé pour devenir capable, pourvu qu'on le soit?

Cette liberté d'action est d'autant plus complète, d'ailleurs, que les mœurs sont à cet égard parfaitement d'accord avec les lois. Le travail étant partout en honneur, on ne peut jamais être retenu dans une profession par la crainte de déroger. Aussi voit-on fréquemment des individus passer d'une profession dite libérale à une autre profession dite mécanique ou métier, sans que leur considération en souffre. Chacun peut ainsi choisir librement la

carrière pour laquelle il se sent le plus d'aptitude, ce qui est le plus sûr moyen de stimuler l'activité de tous.

Il en résulte que si quelqu'un s'aperçoit qu'il fait fausse route et qu'il s'est mépris sur ses dispositions, il lui est loisible, à l'instant même, de revenir sur ses pas et de suivre sa nouvelle inclination. Il va sans dire que la liberté d'association est absolue en matière civile comme en matière politique.

D'un autre côté, il suffit que le travail soit en honneur pour que tout le monde travaille. Voilà pourquoi il n'y a pas d'oisifs aux États-Unis, où, d'ailleurs, l'opinion publique les repousse. C'est à ce point que, s'il s'y trouvait des personnes ayant des goûts d'oisiveté et les moyens de s'y livrer, elles seraient cependant forcées de travailler comme tout le monde ou de s'expatrier: parce qu'en menant une vie oisive, elles seraient mal vues, et que d'ailleurs elles manqueraient et d'occasions et de moyens de distraction.

Cet état de choses explique tout à la fois la rapidité d'accroissement et l'importance de la production d'une part, et de l'autre la remarquable pureté des mœurs de la population. S'il est une maxime triviale à force d'être vraie, c'est que « l'oisiveté est la mère de tous les vices. » Donc, supprimer l'oisiveté, c'est du même coup faire disparaître la plupart des vices qui désolent la société. « Une des causes de la pureté des mœurs en Allemagne, disait Machiavel, c'est qu'il n'y a pas d'oisifs. » Et la Bruyère, suivant la même pensée en la généralisant, a dit : «< L'ennui est entré dans le monde par la paresse, -elle a beaucoup de part dans la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société; celui qui aime le travail a assez de soi-même. »

Ainsi, la grande liberté d'action encourage le travail et le fait fructifier; le travail chasse l'ennui, produit l'aisance et purifie les meurs; l'aisance, enfin, jointe à l'habitude du travail, contribue puissamment à développer la charité chrétienne. Supprimez la faim, et les bêtes fauves elles-mêmes perdront considérablement de leur férocité.

III.

HABITUDE DE TOUT FAIRE PAR SOI-MÊME.

Rien n'est gauche comme un homme habitué à ne rien faire par lui-même, lorsque par hasard le service des autres vient à lui

6e SÉRIE. TOME XVI.

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manquer. Or, ce qui est vrai d'un homme l'est aussi d'un peuple. En France, la liberté est plutôt négative que positive; elle protége, mais à la condition que le protégé ne bouge pas : c'est un bouclier à demeure. Ainsi, le Français ne peut être arrêté que dans les cas prévus par la loi, et moyennant l'accomplissement de certaines formalités; mais il ne peut rien faire par lui-même. Il est inhabile à décider si l'on fera le plus petit pont sur le moindre ruisseau au fond de sa province, ou si l'on réparera le clocher du village qui tombe en ruines. A vrai dire, même, il s'en inquiète peu. Il attend tout du gouvernement, parce que, chez lui, le gouvernement a toujours été, de temps immémorial du moins, en possession exclusive de tout faire ce qui, du reste, ne veut pas dire qu'il fasse grand'chose. L'initiative est une chose qu'il comprend à peine; c'est pour lui une pure abstraction. Bien plus: c'est à peine s'il se plaint de cet état d'impuissance dans lequel il vit, tant l'habitude de l'inaction l'a énervé et engourdi. Tout ce qu'il peut faire, c'est de critiquer le gouvernement pour ce qu'il fait, et pour ce qu'il ne fait pas ; et à cela, on doit lui rendre cette justice, il n'a garde de manquer. Il y dépense même des trésors de verve et d'esprit. Mais voilà pourquoi, aussi, la critique des actes de l'autorité décèle si souvent l'absence de ce sens pratique que peut seule donner l'habitude des affaires. Ne pouvant rien faire, et ne sachant pas agir, il parle beaucoup et à merveille sans aborder sérieusement la question: d'où vient qu'il irrite souvent le pouvoir sans l'éclairer jamais.

Aux États-Unis c'est tout le contraire. Le peuple y est habitué depuis des siècles à tout faire par lui-même. Les colonies anglaises de l'Amérique du Nord se sont à peu près constamment gouvernées elles-mêmes depuis leur origine. C'étaient les colons qui votaient les impôts, par eux ou leurs représentants. qui en surveillaient la répartition, la distribution et l'emploi, qui avisaient aux moyens de défendre leurs propriétés contre les attaques de l'ennemi, et qui décidaient enfin en premier et dernier ressort toutes les questions d'administration intérieure. De sorte que l'indépendance, résultant de l'affranchissement de la mèrepatrie, n'a fait que continuer et sanctionner cette liberté absolue de la commune et de la province. On peut donc dire que l'Américain a toujours été, avant comme après la révolution, en posses

sion de la liberté politique et administrative la plus étendue, et que jamais il n'a laissé prendre ni à la couronne, ni au pouvoir central, le droit de contrôler ses affaires de localité. Il en résulte qu'il est habitué dès l'enfance, et pour ainsi dire traditionnellement, à prendre l'initiative en toute circonstance. S'il juge qu'il y a quelque chose à faire, il le fait. Il ne compte point sur le gouvernement, même pour les choses qui sont dans sa légitime sphère d'action, car on le voit constamment le pousser et le harceler par tous les moyens en son pouvoir. En un mot, au lieu de subir la tutelle du gouvernement, c'est le gouvernement qu'il met en tutelle.

Veut-on bâtir une église, par exemple, dans une localité? on se réunit, on se cotise de manière à faire les fonds nécessaires; puis on achète un terrain, et l'on bâtit. On pourvoit de la même manière aux dépenses d'entretien et aux honoraires des ministres. du culte. S'agit-il d'un chemin, d'un pont, ou de n'importe quelle antre affaire de localité? on s'y prend toujours de la même manière on agit. Il en résulte que le peuple américain jouit d'une liberté active, à la différence du peuple français, qui ne jouit que d'une liberté passive. Et cela est si bien compris, si profondément entré dans les mœurs, que toute restriction, on pourrait presque dire toute action gouvernementale, est vue de mauvais œil, et considérée comme un obstacle à la prospérité publique. Le journal officiel de l'avant-dernière administration, le Globe de Washington, avait pris pour devise ces mots significatifs: Le monde est trop gouverné: et la Revue Démocratique porte encore pour devise la même pensée plus explicitement exprimée : Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins.

De là cette décision qui forme un des principaux traits du caractère américain, et qui contribue si puissamment, par le mouvement d'incessante et d'effective activité qu'il imprime, au développement de la richesse; de là cet entrain irrésistible d'une société où chaque individu agit invariablement d'après la maxime: Aidetoi, le ciel l'aidera; de là, enfin, cet esprit positif et pratique qui subordonne tout à l'utilité. Pour l'Américain, les moindres actions ont un but. Ce n'est pas lui qui ferait des manifestations oiseuses; il comprend trop bien la liberté pour en abuser.

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