Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

« La France est un État si puissant que les autres peuples ne peuvent être rassurés que par l'idée de sa modération, idée qu'ils prendront d'autant plus parfaitement qu'elle leur en a donné une plus grande de sa justice 1.

Talleyrand s'attacha, au Congrès de Vienne, à dissiper les préjugés, les préventions et les hostilités, en rassurant sur la modération de la France. Il y réussit au point de rompre la coalition des quatre grandes Puissances et de changer les plans de l'Autriche, en persuadant le prince de Metternich que la politique de conservation était la politique de la France et ne pouvait prévaloir en Europe que par le concours de la France. Le plan du prince de Metternich consistait essentiellement à consolider la grande situation acquise par l'Autriche au moyen de l'union des trois Puissances que le chancelier jugeait naturellement conservatrices : l'Autriche, l'Angleterre et la Prusse contre les deux Puissances qu'il estimait naturellement perturbatrices: la Russie et la France. Les événements et l'attitude politique de la France démontrèrent, à Vienne, au prince de Merttenich, les ambitions prussiennes et la modération française. La démonstration aboutit au traité secret d'alliance, du 3 janvier 1815, entre l'Autriche, l'Angleterre et la France.

Le 19 décembre 1814, Talleyrand avait écrit à M. de Metternich : « La France n'avait à porter au Congrès de Vienne aucune vue d'ambition ou d'intérêt personnel. Replacée dans ses antiques limites, elle ne songeait plus à les étendre, semblable à la mer, qui ne franchit ses rivages que quand elle a été soulevée par les tempêtes.

« Ses armées, chargées de gloire, n'aspirent plus à de nouvelles conquêtes. Délivrée de cette oppression, dont elle avait été moins l'instrument que la victime, heureuse d'avoir recouvré ses princes légitimes, et avec eux le repos qu'elle pouvait craindre d'avoir perdu pour toujours, elle n'avait point de réclamations à faire, point de prétentions qu'elle voulût former.

« Elle n'en a élevé, elle n'en élèvera aucune. Mais il lui restait à désirer que l'œuvre de la restitution s'accomplît pour toute l'Europe comme pour elle, que partout et pour jamais l'esprit de révolution cessât, que tout droit légitime fût rendu sacré, et que toute ambition ou entreprise injuste trouvât sa condamnation et un perpétuel obstacle dans une reconnaissance explicite, et dans une garantie formelle de ces mêmes principes dont la révolution n'a été qu'un long et funeste oubli. Ce désir de la France doit être celui de tout État européen, qui ne s'aveugle pas lui-même. Sans un tel ordre de choses, nul ne peut se croire, un seul moment, certain de son avenir.

1. Ibid., p. 238.

2. Voir sur ce plan, Charles Dupuis, Le Ministère de Talleyrand en 1814, t. II, p. 292 et suiv.

Jamais but plus noble ne fut offert aux gouvernements de l'Europe. Jamais le résultat ne fut si nécessaire et jamais on ne put tant espérer de l'obtenir qu'à l'époque où la chrétienté tout entière était pour la première fois appelée à former un congrès.

« Peut-être l'aurait-on déjà complètement obtenu si, comme le roi l'avait espéré, le Congrès d'abord réuni eût, en posant les principes, fixé le but et tracé la seule route qui pût y conduire. Sans doute alors on n'aurait pas vu des Puissances se faire un prétexte pour détruire de ce qui ne peut avoir que la conservation pour fin. Certes, quand le traité du 30 mai a voulu que le dernier résultat des opérations du Congrès fût un équilibre réel et durable, il n'a pas entendu confondre dans une seule et même masse tous les territoires et tous les peuples, pour les diviser ensuite selon de certaines proportions.

« Il a voulu que toute dynastie légitime fût ou conservée ou rétablie, que tout droit légitime fût respecté, et que les territoires vacants, c'est-à-dire sans souverains, fussent distribués conformément aux principes de l'équilibre politique, ou, ce qui est la même chose, aux principes conservateurs des droits de chacun et du repos de tous. Ce serait d'ailleurs une erreur bien étrange que de considérer, comme élément unique de l'équilibre, les quantités que les arithméticiens politiques dénombrent.

« Athènes, dit Montesquieu, eut dans son sein les mêmes forces, et pendant qu'elle domina avec tant de gloire et pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens lorsqu'elle défendit les Grecs contre les Perses, qu'elle disputa l'empire à Lacédémone et qu'elle attaqua la Sicile; et elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra, comme dans un marché l'on compte des esclaves. »

« L'équilibre ne sera donc qu'un vain mot, si l'on fait abstraction non de cette force éphémère et trompeuse que les passions produisent mais de la véritable force morale qui consiste dans la vertu. Or, dans les rapports de peuple à peuple, la vertu première est la justice1. »

C'est la même politique de modération que Talleyrand suivit à Londres, après la Révolution de 1830, pour le règlement des affaires belges. Avec les nuances dans la forme que comportait la différence du problème et des circonstances, c'est le même souci de concilier les intérêts particuliers et l'intérêt général; c'est la même modération dans les idées et la même fermeté dans la manière de les servir.

Le protocole de Londres du 19 février 1831, dont Talleyrand << avait arrêté la minute 2 », porte l'empreinte de ce souci et de cette fermeté.

1. Comte d'Angeberg, Le Congrès de Vienne, t. II, p. 540-541.

2. Mémoire du prince de Talleyrand, t. IV, p. 84.

Chaque nation, y est-il dit, a ses droits particuliers; mais l'Europe aussi a son droit : c'est l'ordre social qui le lui a donné. « Les traités qui régissent l'Europe, la Belgique, devenue indépendante les trouvait faits et en vigueur; elle devait donc les respecter et ne pouvait pas les enfreindre. En les respectant, elle se conciliait avec l'intérêt et le repos de la grande communauté des États européens; en les enfreignant, elle eût amené la confusion et la guerre. Les Puissances seules pouvaient prévenir ce malheur, et, puisqu'elles le pouvaient, elles le devaient; elles devaient faire prévaloir la salutaire maxime que les événements qui font naître en Europe un Etat nouveau, ne lui donnent pas plus le droit d'altérer le système général dans lequel il entre, que les changements survenus dans la condition d'un État ancien ne l'autorisent à se croire délié de ses engagements antérieurs; maxime de tous les peuples civilisés; maxime qui se rattache au principe même d'après lequel les États survivent à leurs gouvernements et les obligations imprescriptibles des traités à ceux qui les contractent; maxime enfin, qu'on n'oublierait pas, sans faire rétrograder la civilisation, dont la morale et la foi publique sont heureusement et les premières conséquences et les premières garanties 1.

[ocr errors]
[ocr errors]

Concilier les intérêts particuliers avec l'intérêt commun, faire prévaloir l'intérêt commun sur les intérêts contraires, c'est un des objets essentiels s'une diplomatie sage.

Dans toute association, volontaire ou forcée, il est inévitable que les individus ou les collectivités associés aient à la fois des intérêts communs et des intérêts contraires.

Dans toute entreprise d'ordre économique, industrielle ou autre, les individus associés à l'entreprise, soit par leurs capitaux, soit par leur travail, ont un intérêt commun, qui est la prospérité de cette entreprise; ils ont des intérêts contraires lorsqu'il s'agit de régler la part de chacun dans les profits acquis ou éventuels. Et l'intérêt commun l'emporte de beaucoup sur l'intérêt contraire, car il y aura perte pour tous si l'entreprise s'effondre. Dans la société des États, l'intérêt commun est de maintenir la paix et d'accroître la prospérité générale par la coopération de tous; et cet intérêt commun a une tout autre importance que les intérêts contraires qui se disputent quelques lambeaux de territoires ou quelques bénéfices dans le règlement des échanges. Mais les États comme les individus les collectivités plus peut-être que les individus — cèdent facilement à la tentation de s'attacher plus volontiers à la poursuite de l'intérêt particulier égoïste, exclusif et borné, qu'à l'intérêt commun, plus haut et moins accessible à l'intelligence des foules et de ceux qui les mènent, obscurcie par l'appât du gain

1. De Clercq, Recueil des traités de la France, t. IV, p. 15.

immédiat et par la crainte du sacrifice salutaire. L'âpreté des revendications particulières, qui tourne contre eux-mêmes les intérêts aveuglés, mène aux conflits dangereux à la fois pour l'intérêt général et pour les intérêts particuliers en révolte contre l'intérêt

commun.

Qu'il s'agisse d'affaires privées ou d'affaires publiques, c'est un droit et c'est souvent un devoir de pourvoir au soin et à la défense de l'intérêt propre, mais c'est toujours un devoir de n'y pourvoir qu'en tenant compte des intérêts légitimes d'autrui et des exigences de l'intérêt général, qui est de l'intérêt de tous. C'est un préjugé, aussi faux que répandu, qu'une bonne affaire suppose un gain excessif au détriment d'autrui. L'affaire véritablement bonne pour les États comme pour les individus est celle qui est avantageuse pour tous ceux qui y participent. Le but d'une bonne diplomatie n'est pas le triomphe de prétentions excessives aux dépens d'autrui mais l'accord équitable qui concilie les intérêts contraires en servant l'intérêt commun. L'esprit qui la doit animer c'est l'esprit que M. Nicholas Murray Butler a très heureusement appelé l'esprit international.

L'esprit international, c'est l'esprit de justice et de bienveillance mutuelle dans les rapports internationaux. C'est l'esprit qui, selon le mot de Talleyrand, se contente d'être maître chez soi, sans avoir jamais la ridicule prétention de l'être chez les autres, qui n'ambitionne pas << d'acquérir ou d'anéantir les domaines d'autrui, mais de bien faire valoir les siens »; c'est, selon M. Nicholas Murray Butler, l'esprit << qui ne considère pas les États étrangers comme des rivaux à écraser ou à dominer mais comme des égaux à traiter comme on désire être traité soi-même et à aider dans l'œuvre commune qui doit être le but de tous les États: le développement de la prospérité et de la civilisation chez toutes les nations. Il serait aussi contraire à l'esprit international, dit M. Nicholas Murray Butler, d'essayer de voler un territoire à une autre nation ou de faire à cette nation une injure ou un tort sans y être provoqué qu'il serait contraire aux principes de moralité ordinaire d'essayer de voler la bourse d'un individu ou de commettre contre lui une agression non provoquée 1. »

Fénelon avait déjà dit, dans son examen de conscience sur les devoirs de la royauté, à l'adresse du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, dont il était le précepteur : « L'usurpation d'un pré ou d'une vigne est regardée comme un péché irrémissible au jugement de Dieu, à moins qu'on ne restitue et on compte pour rien l'usurpation des villes et des provinces... Doit-on être moins juste

1. A world in ferment p. 238; Charles Dupuis, Le droit des gens et les rapports entre les grandes Puissances et les autres Etats avant le pacte de la Société des Nations, p. 512.

en grand qu'en petit? La justice n'est-elle plus justice quand il s'agit des plus grands intérêts? Des millions d'hommes qui composent une nation sont-ils moins nos frères qu'un seul homme? N'aura-t-on aucun scrupule de faire à des millions d'hommes l'injustice, sur un pays entier, qu'on n'oserait pas faire à un pré pour un seul homme? 1 ».

« L'esprit international, poursuit M. Nicholas Murray Butler, exige qu'une nation et son gouvernement accordent librement et joyeusement à toute nation et à tout gouvernement les droits et privilèges qu'ils réclament pour eux-mêmes. De là il suit que l'esprit international est en dissonance avec toute théorie de l'État qui considère l'État comme supérieur aux règles et aux restrictions de la morale ou qui admet l'idée que l'hégémonie sur les affaires dų monde est attribuée à quelque État pour le bien du monde 2. »

L'esprit international, comme tout esprit, ne se laisse pas réduire en formules juridiques. Nul mécanisme, nulle organisation internationale ne saurait y suppléer, tandis qu'il peut suppléer à l'absence de toutes formules et de tous organismes. Seul, il peut animer et vivifier, pour le bien des nations et des États, principes, règles, formules et organismes qui, à son défaut, ne sauraient être, selon la pittoresque expression de M. Walter Berry, que « piqûres de morphine » données au monde pour l'endormir dans une fausse quiétude.

Toute diplomatie est bienfaisante si elle s'inspire de cet esprit; toute diplomatie est malfaisante quand elle s'en écarte.

Mais, ainsi qu'il a déjà été observé, il ne suffit pas que l'esprit international inspire la diplomatie de quelques États pour qu'il soit la sauvegarde de tous. Sa vertu pacifique se brise contre les États qui le répudient. Il ne suffit pas « de déclarer la paix au monde » pour l'avoir. S'il faut l'accord de tous pour conserver la paix, il suffit de la volonté d'un seul pour déclarer la guerre. A l'heure actuelle comme de tout temps, il n'existe que deux moyens d'assurer la paix; le premier, le plus sûr, le plus désirable et le meilleur, c'est que tous les États soient pacifiques; le second, c'est que, si quelquesuns sont animés d'intentions belliqueuses, les États pacifiques disposent d'une puissance et d'une énergie supérieures à celles des États belliqueux, qu'ils aient la force, qu'ils le disent et qu'ils affichent la volonté d'en user, s'il le faut, car les plus belliqueux renonceront à l'agression, s'ils ont la certitude de la défaite. Ce sont là vérités évidentes qu'il serait superflu de rappeler si elles n'étaient trop souvent méconnues.

C'est pourquoi la diplomatie de modération doit se garder d'être

1. § XXVI, Euvres choisies de Fénelon, Paris, Hachette, 1872,t. IV, p. 350. 2.A world in ferment, p. 238-239, et Charles Dupuis, op. cit., p 512.

« ZurückWeiter »