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n'a-t-il pas fait parler une ombre, un homme mort depuis quinze ans? n'a-t-il pas montré ce revenant en plein jour, au milieu d'une grande foule? ne lui a-t-il pas fait faire une motion dans l'assemblée des Etats-Généraux de Babylone? Assurément les sages, qui sont scandalisés que la statue d'un homme tué depuis un an, aille dîner en ville, doivent l'être bien davantage qu'un roi mort depuis quinze ans vienne à la porte de son tombeau donner des ordres aux vivants, et organiser un plan de vengeance: quand on réfléchit que cette vengeance, réputée l'ouvrage des dieux, n'est autre chose que le meurtre d'une mere par son fils, petit régal que la justice divine veut se donner, sans qu'elle paraisse s'en être mêlée, il faut convenir que l'apparition d'un damné qui entraîne un scélérat dans un gouffre de flammes, est, en comparaison, une invention fort raisonnable car il n'y a rien là qui choque la croyance publique à l'époque de cette comédie; au lieu que l'aventure de Ninus suppose faussement, chez un peuple adorateur du soleil, des dieux malfaisants qui ordonnent des crimes contre la nature.

Lorsque Moliere donna le Festin de Pierre, le dogme de l'Enfer trouvait peu d'incrédules dans la société; de nouvelles opinions ont fait depuis perdre à cet ancien dogme une grande partie de son crédit; et la statue du Festin de Pierre n'y a pas gagné la même chose était arrivée à Rome. Un fameux satirique, qui écrivait sous Trajan, se plaint que, de son temps, personne ne croyait plus à l'Enfer :

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Esse aliquos manes, et subterranea regna,

Et contum, et stygio ranas in gurgite nigras,
Nec pueri credunt nisi qui nondum ære lavantur;
Sed tu vera puta.

Qu'il existe des mânes et des royaumes souterrains, "qu'il y ait une barque et des grenouilles noires dans

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les marais du Styx, c'est ce que personne ne croit plus, pas même les enfants, à moins qu'ils n'aient pas l'âge d'être admis aux bains publics; mais "toi, mon ami, garde-toi d'en douter." Les poëtes plus que les philosophes pouvaient être accusés de cette incrédulité; car ils avaient bâti tant de fables absurdes sur ce dogme d'une autre vie, qu'ils avaient perdu l'Enfer de réputation 'dans l'esprit de tous ceux qui désiraient qu'il n'y en eût pas.

Cependant la croyance de cet enfer poétique s'était maintenue dans les beaux siecles de la république romaine; cette théologie n'avait presque pas souffert de la folie des poëtes, les théologiens naturels du paganisme : les Camille, les Régulus, les Fabius, les Scipions, les Catons, avaient toujours paru persuadés de l'existence de l'Elysée et du Tartare. Mais du temps de Caton d'Utique, cette opinion commençait à s'affaiblir; le luxe, la corruption des mœurs, une nouvelle philosophie annonçaient une grande révolution politique et morale César en plein sénat, osa faire sa profession de matérialisme: il s'opposa à l'arrêt de mort qu'on voulait porter contre les complices de Catilina sous prétexte que la mort suivie du néant était un supplice trop doux.

Peut-être n'était-ce qu'une ruse pour sauver la vie aux conjurés qu'il protégait secretement. J'aime à croire que la grande âme de César s'élevait audessus de la matiere: l'idée du néant n'entre point dans l'esprit des héros ; voudraient-ils se consumer de veilles et de fatigues pour une gloire dont le sentiment s'éteindrait en eux avec leur courte existence? L'immortalité et l'éternité, voilà la philosophie des grands hommes: c'était celle de Cicéron. L'orateur romain, amant de la gloire, espéait bien jouir de son consulat dans la postérité la plus reculée ; il se plongeait avec enthousiasme dans

l'immensité des siecles, et son corps n'était pour lui qu'une prison.

Caton ne fut pas trop surpris du matérialisme de César; il ne le réfuta que par une ironie douce et paisible. A la place de ces deux sénateurs, mettez deux théologiens; il y avait là une belle these à soutenir de part et d'autre, et Dieu sait avec quel vacarme une guerre civile allait s'allumer. Des hommes tels que Caton et César, étaient occupés de trop grandes affaires pour attacher tant d'importance à une opinion.

La philosophie de César fit de grands progrès dans les siecles suivants: on n'y gagna que des fléaux épouvantables, la dégradation de l'espece humaine; enfin, la barbarie. Les payens accusaient les chrétiens des malheurs publics; les chrétiens à leur tour regardaient ces mêmes malheurs comme la punition des infamies du paganisme. Les uns et les autres se trompaient; l'esprit de parti les aveuglait ces malheurs étaient la suite nécessaire de cette corruption des âmes, et de cette décadence des esprits, dont le rhéteur Longin se plaint avec tant d'éloquence dans son Traité du Sublime, écrit sous Aurélien.

Les P'ersans croyaient qu'après la mort, les malfaiteurs qui n'avaient pas expié leurs crimes, étaient arrêtés à l'entrée d'un certain pont qu'ils ne pouvaient passer. Jean-Jacques Rousseau, dans TEmile, parle de ce pont que les Persans appelaient Poul-Serrho. "Si l'on ôtait, dit-il, aux Persans cette "idée, en leur persuadant qu'il n'y a point de Poul"Serrho, ni rien de semblable où les opprimés "soient vengés de leurs tyrans après la mort, n'est "il pas vrai que cela mettrait ceux-ci fort à leur “aise?... Il est donc faux que cette doctrine ne fût 66 pas nuisible; elle ne serait donc pas la vérité. "Philosophe, tes lois morales sont belles: mais "montre-m'en de grâce la sanction! Cesse un

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"moment de battre la campagne, et dis-moi ce que tu mets à la place du Poul-Serrho. La question est pressante et encore plus insidieuse; je dirais même de mauvaise foi: il n'est pas loyal de faire une question à laquelle on sait bien qu'il n'y a pas de réponse. Rousseau s'amusait en interrogeant ainsi le philosophe; il n'ignorait pas que l'essence de cette espece de philosophie turbulente et dévastatrice était de tout détruire sans rien mettre à la place: la philosophie du néant ne peut rien créer.

Le Festin de Pierre, dit Voltaire, plaît beaucoup plus au peuple qu'aux honnétes gens: il aurait dû ajouter qu'il en était de même de son revenant Ninus, de son grand prêtre hypocrite, et de sa pénitente Sémiramis. Les honnêtes gens ne sont pas toujours à l'abri des superstitions de leur pays; témoins les honnêtes gens de la Grece et de Rome dans les siecles même les plus polis. Je sais trèsbien qu'un miracle est déplacé dans une comédie qui ne doit offrir que des incidents naturels : du moins c'est là un des principes de notre théâtre français, en cela très-différent du théâtre des Grecs, infiniment lié avec leur religion: la nôtre, trop sérieuse, n'a pu supporter cette liaison que dans des temps d'ignorance et de barbarie. Notre scene une fois purgée des farces grossieres des Confreres de la Passion, a constamment rejeté tout ce qui tient à l'histoire et à la croyance chrétiennes; elle a toujours condamné comme barbare le mélange indiscret du sacré et du profane. Les tragédies grecques, au contraire, sont pleines de dieux, d'oracles et de miracles. Dans l'Ajax de Sophocle, la Sage Minerve rend Ajax fou, et Ulysse invisible.

Sans doute il est possible à l'auteur de la nature d'interrompre les lois qu'il a établies, de faire parler et marcher une statue, d'engloutir un homme dans un souterrain enflammé ; mais nous savons

que l'Etre-Suprême use rarement de ce pouvoir, et jamais sans un motif digne de lui ce n'est point dans un amusement plus que profane, tel qu'une comédie, qu'il convient de placer un prodige aussi sérieux et aussi effrayant; en cela, Moliere a sacrifié les convenances et les regles de son art au désir de frapper les esprits par un genre de merveilleux. Mais ce merveilleux hors de sa place, n'est cependant pas, comme l'insinue Voltaire, une absurdité réservée à la populace imbécille, et que les honnêtes gens ne puissent croire sans déroger et sans compromettre l'honneur de leur raison. S'il n'est point contraire à la raison qu'il existe un Dieu créateur de l'univers, il est également raisonnable de croire que ce Créateur peut, quand il lui plaît, suspendre le cours des lois qu'il a faites. On sait que le merveilleux et la magie étaient la base de la philosophie platonicienne, si estimée des honnêtes gens et des savants dans les premiers siecles de l'empire romain: pourquoi Dieu ne ferait-il pas des miracles, puisque des physiciens se sont mêlés d'en faire? Voltaire entend donc par honnétes gens cette espece de philosophes qui n'admet rien de surnaturel, et ne reconnaît d'autre divinité que la nature. Or. ne peut dissimuler que de très-honnêtes gens chez les anciens ont adopté cette opinion, entr'antres le fameux Pline le naturaliste, et ces stoïciens si célebres par l'austérité de leur vertu. C'est par une singuliere méprise qu'on a cité comme des preuves de l'existence de Dieu, l'éloge que fait le stoïcien Balbus des merveilles de la nature dans les Traités de Cicéron de la Nature des Dieux; car les stoïciens dont la philosophie était la même que celle du Systéme de la Nature, ét qui ne reconnaissaient d'autre dieu que l'univers, étaient de véritables athées, à la maniere de Spinosa: ils confondaient louvrage avec l'ouvrier.

Le rôle de don Juan, dans le Festin de Pierre,

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