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Mais cette sécurité, qui est évidemment un grand avantage moral, se paie nécessairement; car, dans un libre débat, tout avantage se paye: il ne peut pas en être autrement. Les salaires qui, pour le capitaliste, deviennent une dette, se fixent d'eux-mèmes à un taux assez bas pour qu'il reste à celui-ci une certaine marge et pour que, après cette dette payée, il réalise plus souvent des bénéfices que des pertes, sans quoi les industries ne seraient pas viables. Quand même le capitaliste le voudrait, il ne pourrait pas transgresser cette loi, qui régit tous les contrats aléatoires. Dans tous les contrats de cette nature, celui des contractants qui court les chances de l'alea reçoit toujours une rémunération supérieure à la valeur réelle de cet. alea; et celui qui, se débarrassant de toute chance aléatoire, stipule à son profit une rénumération à forfait et acquiert ainsi, par une sorte d'abonnement ou d'assurance, la sécurité, paye ou abandonne au premier plus que la valeur moyenne de l'alea: il paye en outre quelque chose pour le prix de sa sécurité, qui est un avantage moral et non pas matériel. De même, dans une convention qui reste aléatoire pour les deux contractants, celui qui conserve le plus grand alea et qui court le plus de chances, est toujours celui qui, dans le marché, a la position la plus avantageuse, la mieux rémunérée.' C'est ainsi que les compagnies d'assurances, qui, sur chaque risque garanti par elles, courent un grand alea, se réservent toujours une marge qui, sur l'ensemble de leurs risques, leur donne un bénéfice certain. C'est ainsi encore que, dans les courses de chevaux, les book-makers, ou parieurs-contre, qui sur un cheval déterminé ne peuvent gagner que 1 et peuvent perdre 10, 50 et 100, se réservent un avantage qui, sur l'ensemble, leur donne un bénéfice constant.

A la Bourse, le vendeur de primes, qui court de plus grandes chances que l'acheteur, vend toujours la prime plus cher qu'elle ne devrait coûter; et sur une longue série d'opérations, il finit par réaliser des bénéfices certains.

De même encore, dans les Loteries royales, dans les Banques de Jeux publics, la Banque, qui sur chaque joueur ne peut gagner que un, et peut perdre 10, 100, 1000, se réserve un avantage qui finit par lui donner un bénéfice certain. C'est une loi naturelle, qui régit tous les contrats aléatoires, et à laquelle ne peut pas échapper le contrat spécial que nous étudions ici. Il faut donc reconnaître franchement que, dans toute entreprise, le contrat, que doit passer un des associés ou un groupe d'associés avec tous les autres, donnera l'avantage moral de la sécurité à ceux qui recevront la part fixe, mais laissera un avantage financier à ceux qui se réserveront la part aléatoire.

Chacun ne reçoit donc pas, dans la répartition des avantages sociaux, la fraction qui devrait équitablement lui revenir.

Or, cela est-il juste?

Le développement de la civilisation, les efforts combinés de toutes les générations qui nous ont précédés, ont mis l'espèce humaine en possession de moyens puissants pour tirer, par l'industrie, un parti utile des matériaux que la nature a mis à sa disposition. N'est-ce pas là un patrimoine commun, appartenant à l'espèce humaine tout entière, appartenant dans chaque pays à l'ensemble des citoyens ?

Sans rien pousser à l'extrême, il faut bien reconnaître qu'il y a une certaine solidarité entre les citoyens d'un même pays. Cette solidarité s'affirme par l'obéissance à un même gouvernement, par le payement de la dette publique, par le service militaire, par l'acquittement des impôts: si elle existe quant aux charges à supporter, il devrait en subsister quelque chose quant à la répartition des avantages sociaux, dont les charges communes sont en réalité le prix de revient. Or, c'est ce qui n'existe pas aujourd'hui.

Par une loi naturelle, il se trouve que l'on ne peut tirer parti de ce patrimoine commun qu'en le divisant en lots, qui forment des propriétés privées, transmissibles par l'héritage. Il arrive de plus que ces lots eux-mêmes, ou au moins ceux qui ont le caractère industriel, ne peuvent être mis en valeur que par une seule méthode (celle du salaire fixe), et que cette méthode laisse tout l'avantage, ou au moins laisse de plus grands avantages à ceux qui possèdent déjà un capital, qu'à ceux qui n'en possèdent aucun. Le capital d'un pays s'accroît sans cesse; mais il s'accroît en se concentrant presque entièrement entre les mêmes mains et de préférence entre les mains de ceux qui en possèdent déjà les plus fortes portions. En effet, les petits capitalistes recherchent avant tout la sécurité des placements et, pour l'obtenir, ils placent leurs capitaux avec toute garantie, mais à intérêt fixe, dans les entreprises réputées les meilleures. Ils n'obtiennent ainsi, absolument comme les travailleurs, qu'une rémunération fixe; et ils abandonnent la rémunération aléatoire, c'est-à-dire, la part la plus avantageuse aux hommes qui, possédant déjà des capitaux plus que suffisants pour vivre, prennent la direction des entreprises, et peuvent consentir à en courir toutes les chances bonnes et mauvaises. Quant aux simples travailleurs, ils éprouvent des difficultés presque invincibles pour amasser un premier capital. Sans doute ces difficultés peuvent être et sont quelquefois surmontées par ceux d'entre eux qui possèdent et réunissent des qualités remarquables: travail, conduite, grandes capacités techni

ques et persistance dans l'épargne. Mais de tels hommes ne peuvent constituer que des exceptions; et la règle, dans les travaux industriels, c'est que l'acquisition des capitaux est facile pour les hommes qui possèdent déjà des capitaux importants, difficile pour ceux qui n'en possèdent que de petits, presque impossible pour ceux qui n'en possèdent aucun. Ainsi, les produits que l'ensemble des citoyens d'un même pays retire, par ses efforts combinés, de son patrimoine commun, passent en somme entre les mains d'un petit nombre de citoyens, et entre les mains de ceux qui en possèdent déjà d'avance les plus grosses parts.

M. Taine a observé directement ce résultat en Angleterre. « C'est surtout, dit-il, du côté de l'aristocratie locale que refluent les deux milliards et demi d'épargne annuelle qui s'accumulent en Angleterre ; ils'servent moins à soulager les pauvres qu'à enrichir les riches » (Notes sur l'Angleterre, 1874). Cette tendance doit même être plus marquée, et produire des effets plus rapides en Angleterre qu'en France, parce que la grande industrie y est plus grande et y fonctionne depuis plus longtemps.

M. Gladstone disait, dès le 13 février 1843, à la Chambre des communes: « C'est un des côtés les plus tristes de l'état social de notre pays, que l'augmentation constante des richesses des classes élevées et l'accumulation du capital soient accompagnées d'une diminution dans les facultés de consommation du peuple, et d'une plus grande somme de privations et de souffrances parmi les classes pauvres ».

Il est donc juste de dire, il est loyal de reconnaître, quelles que puissent être les conséquences de cet aveu, que, dans l'industrie, les ouvriers ne reçoivent pas la rémunération intégrale de leur travail.

Ces conclusions, quelle qu'en soit la gravité, nous paraissent découler logiquement des faits exposés plus haut. En les posant, nous croyons rendre hommage à la vérité; nous ne nous inquiétons pas de savoir si nous abondons dans le sens de telle ou telle école qui inscrit sur ses drapeaux revendication et violence. Nous nous en inquiétons d'autant moins, que, d'après notre démonstration, ces conclusions résultent d'une loi naturelle: elles s'imposent à tous, aussi bien aux capitalistes qu'aux simples travailleurs, et même contre le gré des uns et des autres. Si l'on était bien pénétré de cette situation, on reconnaîtrait qu'il n'y a ni revendication, ni violences à exercer, pas plus qu'on n'en exerce contre les autres lois naturelles, comme celles de la gravitation ou de la germination des plantes. Mais, le fait une fois reconnu, accepté, avoué franchement par tout le monde, on doit reconnaitre aussi que cette tendance, qui domine toute la distribution des richesses, est au moins défectueuse.

Nous ne dirons pas qu'elle pèche contre la justice, parce que nous ne connaissons pas de commune mesure et, par conséquent, pas de criterium de justice entre la rémunération d'un capital prêté et la rémunération d'un travail effectué. Nous ne dirons pas non plus qu'elle pèche contre la fraternité; car la fraternité et l'économie politique ont chacune leur domaine distinct. Mais nous pouvons dire, en cherchant la qualification la plus simple, qu'elle est au moins défectueuse, et qu'elle est plus défectueuse peut-être pour la France que pour tout autre pays. Les Français possèdent l'égalité civile et politique et ont répudié toute séparation de classes; leur ignorance économique les pousse constamment à transporter dans le domaine politique ce qui devrait rester dans le domaine social ou économique; et enfin le suffrage universel met entre leurs mains une arme redoutable à l'appui de leurs revendications. De là de grands dangers: qui ne concède rien, s'expose à tout.

Si la distribution des richesses suit une pente défectueuse, ne peut-on pas, sans faire table rase, lui chercher des correctifs, d'un commun accord? Il ne s'agit plus d'une classe de citoyens qui se coalise pour en opprimer, pour en exploiter une autre ; il s'agit d'une imperfection dans les conditions d'existence de la société; cette imperfection ressemble à beaucoup d'autres que nous corrigeons un peu chaque jour, mais sans chercher à nous insurger contre elle. Elle est d'origine naturelle; on ne la fera pas disparaître; mais on peut chercher à la corriger en partie, à en adoucir les conséquences, à améliorer par des moyens indirects le sort de ceux qui en souffrent le plus. Les sacrifices que l'on aura nécessairement à faire pour y parvenir seront facilement acceptés par tous ceux qui seront bien convaincus que ce que nous avons dit plus haut est la vérité, et que la répartition des produits du patrimoine commun, telle qu'elle est amenée par le simple jeu des lois naturelles, est une répartition fort défectueuse.

Dans un prochain travail, nous partirons des résultats démontrés dans l'exposé qui précède et nous proposerons l'adoption d'une mesure qui aurait pour résultat d'apporter un puissant correctif à la situation dangereuse que nous avons cherché à mettre en évidence. ÉMILE DORMOY.

CHEMINS DE FER DE L'ÉTAT BELGE

LEUR HISTOIRE

D'APRÈS LES DERNIERS DÉBATS PARLEMENTAIRES

L'exemple de la Belgique a été souvent cité dans les discussions. qui ont eu lieu, en France, au sujet de l'exploitation des chemins de fer par l'État, mais presque toujours l'erreur s'est trouvée à côté de la vérité, de manière à prouver que partisans et adversaires du système ne s'étaient pas exactement renseignés sur les résultats de son application chez nos voisins. Ainsi, tandis que certain orateur affirmait que, en présence du trouble apporté dans les finances de l'État belge, pour couvrir les dépenses et les charges de son réseau, « les hommes d'État soucieux de l'équilibre du budget s'efforçaient d'en finir rapidement avec ce système », un autre membre de la Chambre attribuait au rachat du réseau Philippart l'accroissement de ces charges et prétendait que déjà le réseau de l'État avait retrouvé ses plus-values 1. Il ajoutait que les hommes d'État dont le préopinant avait cité l'opinion n'avaient pas demandé pour cela la suppression du réseau. « Il y a même cette particularité assez plaisante à noter, disait-il, qu'en Belgique les membres de la gauche sont peu partisans du réseau de l'État et que ce sont au contraire les membres de la droite qui sont partisans de son maintien »>.

Tous deux étaient mal informés, car s'il est un point sur lequel les deux partis qui occupent successivement le pouvoir en Belgique sont d'accord, c'est sur la nécessité que l'État reste absolument maître de ses voies ferrées. « Le rachat des chemins de fer par l'État, disait en 1880 le ministre libéral, M. Graux, alors chargé du département des finances, est aujourd'hui un principe, une loi admise dans tous les partis. Tous les gouvernements qui se sont succédé l'ont appliqué. Nous avons nous-même poursuivi cette voie... »

Dans la session de 1884-1885, M. Vandenpeereboom, membre de la droite, actuellement ministre des chemins de fer, s'est félicité de ce que « si, à la Chambre, l'exploitation des chemins de fer de l'État n'a rencontré qu'un seul adversaire, il n'y a eu au Sénat qu'un seul membre qui se soit levé pour soutenir que nous devions abdiquer

1 Session de 1882, séances des 14 et 16 décembre.

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