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XLVIII. On est naturellement amené à se demander si la Porte doit être satisfaite de cette nouvelle alliance. Nous avons peine à le croire; car, quoique les puissances aient évité d'employer le terme de « protection » dans le texte de leur traité, ce n'est pas moins un aveu public de la caducité de l'empire ottoman. Le traité du 15 avril est venu gâter la fête qu'on semblait avoir donnée aux Turcs en les admettant dans le concert européen; on y a en effet tacitement reconnu qu'ils sont insuffisants pour défendre leur propre cause dans le conseil des États de l'Europe; que la Russie malgré toutes les pertes que la paix lui a fait subir est restée trop puissante, et qu'il faut un comité en permanence à l'aréopage de 1856.

XLIX. L'exécution de quelques-unes des stipulations principales du traité de paix a dû être différée en raison de leur nature même. Des commissaires spéciaux ayant été nommés pour la délimitation de la nouvelle frontière de Bessarabie ainsi que pour la réorganisation intérieure des principautés danubiennes, leurs travaux donnèrent lieu à des complications imprévues. Nous avons déjà dit que dans le principe les puissances avaient l'intention d'enlever à la Russie plus de terrain en Bessarabie et notamment les colonies bulgares établies au nord du bras de Kilia. Plusieurs de ces colonies portent des noms qui sont autant de souvenirs glorieux pour la Russie il y a un Beresinskaya, un Leipzigskaya, un Pariskaya et autres kaya. C'eût été un sacrifice pénible pour l'orgueil russe que d'être contraint de céder ces trophées à la Turquie. Aussi les plénipotentiaires du czar firent-ils tous leurs efforts pour conserver ces colonies à leur maître, et pour obtenir, comme Bolgrad situé au sud de celles-ci en est le centre administratif, qu'il fût convenu dans le traité

que la nouvelle frontière partirait de la mer Noire à un kilomètre à l'est du lac Bourna-Sola, rejoindrait perpendiculairement la route d'Akerman, suivrait cette route jusqu'au val de Trajan, passerait au sud de Bolgrad, remonterait le long de la rivière de Yalpouck jusqu'à la hauteur de Saratsika et irait aboutir à Katamori sur le Pruth.

Lorsque les commissaires chargés de fixer le tracé de cette frontière dans ses détails furent parvenus aux environs du lac Yalpouck, ils y trouvèrent deux villes au lieu d'une : Bolgrad-Tabac qui est construit sur le bord même du lac au lieu d'en être à deux kilomètres environ de distance ainsi que l'indiquaient les cartes, et l'ancien Tabac qui est un peu plus loin au nord de Bolgrad-Tabac. Or comme le lac Yalpouck communique avec le bras de Kilia, le cabinet de Londres. cherchait à mettre en suspicion les intentions des Russes, alléguant qu'ils avaient voulu se réserver l'accès du Danube. Il demanda donc que la frontière passât au nord au lieu de passer au sud de Bolgrad-Tabac, afin de couper ainsi aux Russes tout accès au Danube. Comme le 1er octobre 1856 était le terme fixé pour l'évacuation du territoire ottoman, l'Angleterre déclara que sa flotte ne quitterait point la mer Noire avant que cette condition eût été exécutée ainsi que toutes les autres stipulations du traité.

L. L'Autriche s'associa à la politique rigoureuse suivie en cette circonstance par la Grande-Bretagne. La nouvelle organisation des principautés danubiennes était devenue depuis longtemps un sujet de contestations d'une part entre la Turquie et l'Autriche et de l'autre entre les autres puissances. M. Drouyn de Lhuys avait déjà aux conférences de Vienne fait présenter un projet ayant pour but de réunir la Moldavie

et la Valachie en un seul État sous la suzeraineté de la Porte et auquel on aurait donné un prince issu d'une des maisons. régnantes de l'Europe. La Porte et l'Autriche s'étaient dès l'abord prononcés contre un tel projet de réunion; mais au Congrès de Paris les autres puissances l'avaient accueilli plus ou moins favorablement. L'opposition de la Turquie, comme celle de l'Autriche, est aisée à comprendre. A la première il doit paraître contradictoire qu'après avoir entrepris une guerre pour la fortifier, on veuille finalement l'affaiblir en donnant une plus grande indépendance aux principautés danubiennes. Tout en ne contestant pas le droit à ses alliés de tirer de ses propres entrailles les matériaux pour construire une barrière contre la Russie, elle comprend bien que cette barrière ne doit cependant pas démembrer le corps qu'elle est justement appelée à défendre. L'Autriche qui ne veut pas souffrir qu'un État chrétien de quelque importance s'établisse sur sa frontière orientale profita de la prétention de l'Angleterre de rester dans la mer Noire pour prolonger l'occupation des principautés danubiennes.

La France, quoiqu'elle eût eu l'armée la plus nombreuse et le matériel de guerre le plus considérable en Orient, avait pourtant été la première et la plus prompte à évacuer le territoire ottoman; elle était donc en droit de demander que la Porte exigeât le départ des forces anglaises et des forces autrichiennes; mais à Constantinople les intrigues de la diplomatie avaient recommencé de plus belle, et l'intraitable lord Strafford ayant insinué au divan que s'il ne soulevait pas des difficultés contre la prolongation du séjour de la flotte anglaise dans la mer Noire, le cabinet britannique renoncerait au projet de réunion, puis l'Autriche s'étant également prononcée contre ce projet et s'étant ainsi attiré la gratitude du divan,

la politique anglo-autrichienne finit par avoir le dessus et le grand vizir Aali-Pacha, partisan de l'évacuation, se retira pour faire place à Reschid-Pacha, l'ami de l'ambassadeur anglais.

LI. Les quelques mois qui s'étaient écoulés depuis la conclusion du traité de Paris du 30 mars avaient suffi pour changer insensiblement les combinaisons sur lesquelles étaient alors basés les rapports des divers États entre eux. Déjà pendant le Congrès la Russie avait commis la faute d'afficher une flatterie peu naturelle à l'égard de la France, et elle renchérit encore pendant et après le couronnement de l'empereur Alexandre à l'occasion duquel Napoléon III avait envoyé en Russie M. le comte de Morny comme ambassadeur extraordinaire. Nous croyons volontiers que la cour des Tuileries ait trouvé ces avances un peu trop compromettantes; mais la Russie, tout en n'ignorant pas que de tels procédés de sa part exposeraient le gouvernement français à la méfiance des autres nations, ne changea pourtant pas de conduite; c'est en effet sur l'isolement de la France qu'elle fonde l'espoir d'une amitié durable avec elle. En somme par ces mancuvres complétement infructueuses, la Russie qui décidément paraît avoir désappris l'art d'attendre n'a obtenu que le résultat négatif de voir l'Autriche qui s'était déjà fortifiée à ses dépens débarrassée pour le moment des soucis que lui causaient les affaires italiennes. Il n'est pas douteux que si l'Angleterre et la France avaient contrairement à leur politique orientale continué à traiter le Saint-Père et le roi de Naples avec moins d'égards que le Grand Turc, l'Autriche se serait trouvée dans une position difficile qui l'aurait contrainte ou à renoncer à son influence conservatrice en Italie ou à relever le gant que le génie occidental lui jetait indirectement.

Elle sortait de cette dangereuse alternative du moment que la Grande-Bretagne avec laquelle elle s'était déjà vue en communauté d'intérêts était prête à opposer au projet d'une alliance franco-russe celui d'une alliance anglo-autrichienne.

LII. La Russie a déjà ressenti le contre-coup de l'entente entre la Grande-Bretagne et l'Autriche; car cette entente a été cause en partie du moins que la question de Bolgrad a été décidée contrairement à l'intérêt russe. L'Angleterre par la raideur qu'elle mit dans la solution de cette affaire a trahi toute la répugnance qu'elle avait éprouvée pour la conclusion de la paix. La certitude d'être appuyée par une des grandes puissances du continent lui donna d'autant plus d'aplomb; et si la France n'avait pas cédé dans cette circonstance, cette question aurait pu amener une rupture complète entre les deux États. En présence de cette attitude déterminée le gouvernement français préféra, tout en gardant les convenances, abandonner la Russie: ce qu'elle fit en rendant sa parole au Piémont qui lui avait promis son concours en faveur de la Russie et en le laissant libre de détourner par un vote contraire la majorité des voix d'abord acquise à la cause du czar. Ce nouvel échec de la Russie a été constaté dans le protocole du 6 janvier à la suite des conférences tenues à Paris par les plénipotentiaires des puissances au commencement de l'année 1857. La Russie fut contrainte de céder non-seulement Bolgrad, mais encore l'île des Serpents rentrée sous la souveraineté immédiate de la Turquie ainsi que le delta. du Danube. A cette occasion la Moldavie perdit le Delta qui devait lui revenir d'après le traité du 30 mars. La frontière entre la Russie et la Turquie d'Europe fut fixée par le protocole du 6 janvier 1857 d'une manière plus précise, mais en

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